644.2024.La rue du marché

Une belle rue qui conduisait de l’Hôtel de Ville au boulevard de la Ferrage en longeant le Marché Forville et la Miséricorde.
Nous habitions à l’angle de cette rue et du boulevard. Un quartier vivace, animé, humain. La foule se pressait au marché, les chevaux y charriaient les sacs de victuailles, les tonneaux de vin, le matériel des paysans venus présenter fruits, légumes ou volailles. Le boucher attendait le client à l’angle de la Rue Forville. Dans l’impasse voisine, le marchand de glace, Poët allait nous livrer un demi-pain de glace vive pour alimenter notre antique glacière. Plus loin,  Armand Spagnolli et son employé, les imprimeurs, s’activaient au milieu de leurs imposantes machines. Ah, l’odeur des encres, le bruit lancinant des rotatives, l’invincible puissance des massicots et ces mains enduites d’encre qu’il fallait frotter à la pâte Arma. Au premier étage, la directrice de l’Académie Provençale. Au troisième, une bien jolie fille que j’apercevais quelquefois, Mlle Cavasse ?  De l’autre côté, la grande quincaillerie Fioupou et toutes les autres boutiques dont celle de farces et attrapes.  Sans oublier enfin,  les nombreux croyants venus prier la Vierge de la Miséricorde.
Notre appartement avait une vue directe sur la Voie ferrée. Quel luxe ! Reste de ces temps anciens où le passage des trains attirait l’admiration des passants. Monstres noirs de puissance et leur ribambelle de wagons. La rue se terminait par un pont enjambant la voie ferrée. Une magnifique fontaine l’ornait.  De chaque côté l’eau coulait en permanence. Fraiche, potable, rafraichissante. Deux employés municipaux, embauchés par charité les frères Félix et Victor Gagliasso  venaient régulièrement l’entretenir. Une œuvre simple, belle, de l’eau limpide à profusion, tout un monde aujourd’hui  disparu ! De l’autre côté du pont, la Rue Pastour conduisait vers les hauts de Cannes à Stan et au Continental. Une ambiance bien différente de la grouillante rue du Marché.
Plus tard, on rebaptisa le tout : la rue devint Gazagnaire et le boulevard, Victor Tuby. Le modernisme apporta son trafic routier intense. Au fil des ans, les camions ne cessèrent de grossir, d’enfler, d’allonger. La rue ne pouvait en faire autant. Une vraie calamité quand, les voitures ayant proliféré, commencèrent à stationner n’importe où. Énervements, engueulades, clacksons.  
Le charme des trains avait lui aussi cessé d’opérer. Restait un passage continu et bruyant de jour comme de nuit. Mais là où mon cœur saigne c’est sur cette belle fontaine de ma jeunesse remplacée par un innommable escalier de ferraille rouillé.
Que voulez-vous, Monsieur, tout a une fin en ce monde ! disait Daudet.