La mémoire est fantaisiste. A la différence de celle des
machines, la nôtre ne nous préserve que des bulles de souvenirs dans un passé rongé
par les brumes de l’oubli. Certains événements restent vivaces
alors que tant d’autres se sont évanouis.
J’avais séjourné quelques temps au Petit Séminaire de Cannes,
Saint Paul, je crois. Pourquoi ? Comment ? Que diable allais-je y
faire ? Encore un coup de l’abbé Otta ? Du bâtiment, du groupe :plus la moindre idée. Mais un souvenir précis, celui
du chemin que nous empruntions en groupe. Il nous conduisait vers la mer en longeant
des caroubiers. Bulle de souvenir de ces fruits que nous croquions avec
plaisir. Curieux, ce goût des enfants pour des fruits bizarres comme la
caroube, le jujube, l’arbouse ou le pignon. A la fin, il nous fallait franchir
le double obstacle de la nationale et de la voie ferrée. L’opération se
déroulait sous l’œil attentif du curé de service. Coup d’œil à droite, à gauche, encore à droite
et on y allait. Risque peu envisageable à l’époque actuelle traumatisée
par le vénéré principe de précaution.
De l’autre côté étaient le havre, les rochers, la mer, la
liberté. Ces rochers avoisinaient le merveilleux château Horizon où logeaient
le prince Ali Khan, ses invités prestigieux et, surtout, sa divine épouse, la
belle, la splendide, la sensuelle Rita Hayworth. La Gilda au gant retiré. Sans
tchador, on l’aura deviné. Un monde richissime, si éloigné de nos modestes
ressources présentes et à venir. Mais nous avions un trésor que ces nantis nous
enviaient : la jeunesse. D’ailleurs, dans mon souvenir, les gens modestes ne
jalousaient pas les riches. Ils étaient même reconnaissants car ils les
faisaient vivre.
Enfin, c’était la baignade, toujours trop courte, la chasse
aux poulpes que nous appelions pourpres ou poupres, les défis et les combats
sur le dos d’un copain. Et il fallait, toujours trop tôt, reprendre le chemin
du retour vers les caroubes et le séminaire.
Et maintenant c’est à mon tour de le jalouser ce
trésor : la jeunesse.
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